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Cioran trop optimiste

Denis Buican, ancien professeur de l’université de Bucarest et professeur à l’université de Paris-X, Nanterre, nous a fait parvenir sur Cioran le texte suivant.

Mon ancien compatriote des Carpates, mon trop rare compagnon de promenade de naguère dans le jardin du Luxembourg, le fameux anti-moraliste Cioran avait pu écrire, dans ses « Syllogismes de l’amertume » : « Si Noé avait eu le don de lire dans l’avenir, il n’est point douteux qu’il se fut sabordé. » Peut-être le subtil auteur du « Précis de décomposition » est, malgré tout et malgré lui, trop optimiste car il suppose, à cet ancêtre putatif, trop de sagesse lucide. D’habitude, Job - comme tout autre homme - préfère son fumier au néant. Pourquoi Noé aurait-il fait exception à cette règle commune ? De surcroît, Cioran, atteint d’une maladie irréversible qui lui obscurcissait le brillant esprit ténébreux, emmuré dans sa solitude des morts-vivants, n’a pu aucunement apprendre qu’il était l’un parmi les milliers d’autres - des suspects à perpétuité pour les oreilles - qui surveillent sans rien comprendre - de l’Etat policier coiffé par la cellule cancéreuse des écoutes de l’Elysée... « Le Mauvais Démiurge » pourrait prendre le titre de l’un des livres de Cioran, le traqué partout de Bucarest jusqu’à Paris.

Denis Buican
Huma
Article paru dans l'édition du 26 juin 1995.